Chapitre 1
Château de Gomyi, Russie, de nos jours
Pour la deuxième fois de sa vie, Kaderin la Sans-Cœur hésitait à tuer un vampire.
À la toute dernière seconde, juste avant de porter un coup aussi meurtrier que silencieux, son épée s’était figée à deux centimètres du cou de sa proie… une proie immobile, la tête entre les mains.
Le grand corps se raidit. C’était un vampire. Il lui aurait suffi de « glisser » pour disparaître, mais il n’en fit rien. Il se contenta de lever la tête et de considérer l’intruse de ses grands yeux gris – la couleur de l’orage sur le point de se déchaîner. Kaderin en fut déconcertée, car elle s’attendait aux prunelles rouges révélatrices de la frénésie sanguinaire des sangsues. Ce spécimen-ci n’avait jamais saigné personne à mort. Pas encore.
Devant son regard implorant, elle comprit qu’il aspirait à en terminer. Il désirait le coup mortel qu’elle était venue lui délivrer en son château décrépit.
Dire qu’elle l’avait traqué discrètement, prête à livrer bataille à un prédateur retors…
Quelques jours plus tôt, alors qu’elle se trouvait avec d’autres Valkyries en Écosse, elles avaient reçu un appel au sujet d’un vampire qui hantait un château et terrorisait un village, en Russie. Kaderin s’était empressée de se porter volontaire pour détruire le monstre en question. C’était la tueuse la plus active de sa maisonnée, car elle avait voué sa vie à l’éradication des sangsues.
En Écosse, avant l’appel en question, elle en avait tué trois.
Alors, pourquoi hésiter maintenant ? Pourquoi laisser retomber son épée ? Ce vampire-ci ne serait plus qu’un trophée parmi des milliers d’autres, lorsqu’elle lui aurait arraché les crocs pour les ajouter à ceux dont elle avait fait une longue guirlande.
Quand elle avait retenu son bras, la fois précédente, il en était résulté une telle tragédie qu’elle en avait eu le cœur brisé à jamais.
— Qu’attends-tu donc ? demanda enfin l’inconnu d’une voix rauque, profonde, dont le son sembla le surprendre lui-même.
Je ne sais pas. Des sensations physiques inhabituelles se bousculaient en elle. Son estomac s’était noué. Elle avait autant de mal à respirer que si on l’avait corsetée. Je ne comprends pas ce qui se passe.
Le vent qui soufflait dehors glissait sur les montagnes puis s’insinuait en gémissant dans la pièce obscure et haut perchée. Les trous invisibles pratiqués dans les murs laissaient entrer la brise matinale glacée. Le vampire se leva, se dressant de toute sa taille. La lumière vacillante des bougies reflétée par la lame de l’épée joua sur ses traits.
Il avait un visage grave et mince, aux arêtes dures. Toute autre femme que Kaderin l’aurait trouvé beau. La ceinture de son jean usé soulignait ses hanches étroites ; sa chemise noire élimée, déboutonnée, dévoilait l’essentiel de son torse sculptural. Le courant d’air jouait avec les pans du tissu et ébouriffait ses épais cheveux noirs. Il est très beau, c’est vrai. Mais j’en ai tué de tout aussi magnifiques.
Le regard du vampire se posa sur la pointe de l’épée qui le menaçait. Puis, indifférent au danger, il examina le visage de l’intruse en s’attardant sur chacun de ses traits. L’admiration évidente qu’elle lui inspirait la déconcerta. Sa main se crispa sur la poignée son arme – ce qui ne lui arrivait jamais. Maniée par un bras au poignet souple dont elle instituait presque une extension, la lame, aiguisée à la perfection, tranchait l’os et le muscle avec la même aisance. Jamais Kaderin n’avait besoin de serrer ainsi le poing.
Coupe-lui la tête. Un vampire de moins. L’espèce réduite au minimum.
— Comment t’appelles-tu ?
Il s’exprimait avec une netteté aristocratique et un accent qu’elle connaissait bien. Estonien. L’Estonie s’étendant juste à l’ouest de la Russie, les Estoniens étaient considérés comme des cousins nordiques des Russes, mais Kaderin était parfaitement consciente de la différence. Que faisait-il, loin de sa mère patrie ? Elle pencha la tête de côté.
— Quelle importance ?
— J’aimerais connaître le nom de celle qui va me délivrer.
Il voulait donc mourir. Mais après tout ce qu’elle avait souffert à cause des sangsues, elle n’avait aucune envie de lui être agréable.
— Tu penses que je vais te porter le coup fatal ?
— Tu ne veux pas ?
Il sourit, sans chercher à masquer sa tristesse.
La main de Kaderin se crispa de nouveau sur la poignée de son épée. Si, elle voulait. Bien sûr. Elle n’avait qu’un but dans la vie : tuer des vampires. Peu importait que les yeux de celui-là soient gris et pas rouges. Il finirait par changer et par vider une proie de son sang.
Comme les autres.
Il contourna une pile de volumes reliés – la pièce renfermait des centaines de livres, aux titres russes ou… oui, estoniens – puis appuya sa robuste silhouette au mur croulant. Non, il n’allait vraiment pas lever le petit doigt pour se défendre.
— Mais avant, parle-moi encore un peu. Tu as une si belle voix. Aussi belle que ton visage.
Kaderin déglutit, sidérée de sentir ses joues s’empourprer.
— Qui soutiens-tu ?
Elle s’interrompit une seconde quand il ferma les yeux, comme transporté de bonheur par une douce mélodie.
— Les Abstinents ?
La question lui fit rouvrir les yeux. Il semblait furieux.
— Je ne soutiens personne. Surtout pas eux.
— Mais tu as été humain, non ?
Les Abstinents étaient une armée – peut-être un ordre – d’humains transformés. Ils refusaient de boire le sang à même la chair, persuadés que c’était ce qui causait la frénésie sanguinaire. Ainsi espéraient-ils éviter la folie qui s’emparait des vampires de la Horde. Les Valkyries étaient pessimistes quant à leur devenir.
— Oui, mais les Abstinents ne m’intéressent pas.
— Et toi ? Tu n’es pas humaine non plus, me semble-t-il ?
— Pourquoi t’être installé dans ce château ? reprit-elle sans répondre. Les villageois vivent dans la terreur à cause de toi.
— J’ai gagné cette forteresse sur le champ de bataille, j’en suis le légitime propriétaire et j’ai donc parfaitement le droit d’y vivre. Quant aux villageois, je ne leur ai jamais fait le moindre mal.
Il se détourna, en ajoutant dans un murmure :
— Je suis désolé de leur inspirer autant de peur.
Il fallait en finir. Kaderin allait s’engager trois jours plus tard dans la Quête du Talisman – version mortelle pour immortels de La Course autour du monde. À part la chasse aux vampires, la Quête était sa seule raison de vivre, et elle devait encore réserver un véhicule et se procurer le matériel nécessaire.
— D’après eux, tu vis seul, dit-elle pourtant.
Il hocha la tête d’un petit geste sec, visiblement embarrassé. Peut-être estimait-il qu’il aurait dû être entouré d’une famille nombreuse.
— Depuis combien de temps ?
Il se redressa de toute sa taille, haussant ses larges épaules avec une feinte nonchalance.
— Quelques siècles.
Si seul, si longtemps ?
— Les habitants de la vallée m’ont envoyé chercher.
Pourquoi lui donnait-elle toutes ces explications ? Le village, très isolé, était peuplé de créatures du Mythos – immortels et êtres « mythiques » qui fuyaient les humains. La plupart révéraient toujours les Valkyries et leur payaient tribut, mais ce n’était pas ce qui avait convaincu Kaderin d’intervenir.
Elle était venue, attirée par la possibilité de tuer ce vampire, fut-il le seul de son espèce ici.
— Ils m’ont suppliée de te détruire.
— J’attends ton bon plaisir.
— Pourquoi ne pas te supprimer toi-même, si tu tiens tellement à mourir ?
— C’est… compliqué. Mais tu vas m’épargner cette peine. Tu es une guerrière chevronnée…
— Qu’en sais-tu ?
Il eut un petit coup de menton en direction de son épée.
— J’étais un guerrier, moi aussi. Ton arme est remarquable. Elle en dit long.
La seule chose dont elle était fière… la seule chose qu’il lui restait et qu’elle n’aurait pas supporté de perdre… il en avait remarqué la qualité. Il s’approcha avant d’ajouter, plus bas :
— Frappe. Sache qu’il ne peut rien arriver de mal à qui tue une créature telle que moi. Pourquoi attendre ?
Comme si c’était une question de conscience ! Ça n’avait absolument rien à voir avec la morale. D’ailleurs, c’était impossible : Kaderin n’avait pas de conscience. Pas de sentiments, pas d’émotions, pas de cœur. Après la tragédie, elle avait appelé l’oubli de ses vœux, prié pour que s’émoussent chagrin et remords.
Une mystérieuse entité lui avait répondu en réduisant son âme en cendres. Elle ne connaissait plus ni chagrin, ni désir, ni colère, ni joie. Aucune émotion ne se mettait en travers de sa route meurtrière.
La Sans-Cœur était une tueuse parfaite, et ce, depuis un millier d’années, la moitié de son interminable existence.
— Tu as entendu ? demanda soudain le vampire.
Les yeux qui avaient imploré Kaderin se plissèrent.
— Tu es accompagnée ?
Elle haussa les sourcils.
— Je n’ai pas besoin d’aide. D’autant moins que tu es seul.
Sa voix avait perdu de sa détermination. Curieusement, son attention s’était focalisée sur le corps de son hôte – son regard descendait le long du torse mâle, franchissait le nombril, suivait la piste de poils sombres qui plongeait dans le jean. Elle s’imaginait la parcourir du dos d’une griffe aiguisée, pendant que le vampire se raidissait et frissonnait en réaction.
Ses pensées la mettaient mal à l’aise. Elle avait envie de relever ses cheveux en chignon pour laisser l’air glacé lui rafraîchir la nuque…
Son interlocuteur s’éclaircit la gorge. Lorsqu’elle releva brusquement les yeux, il plissa le front, interrogateur.
Surprise à promener sur sa proie un regard concupiscent ! Quelle indignité ! Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Depuis mille ans, Kaderin n’avait pas plus de pulsions sexuelles que le mort-vivant qui lui faisait face. Elle se ressaisit, se forçant à se rappeler la première fois qu’elle avait hésité.
Sur le champ de bataille, bien longtemps auparavant, elle avait épargné et relâché un autre de ces monstres, un jeune soldat qui implorait sa pitié.
Une pitié qu’il avait récompensée en s’attaquant aux deux sœurs de Kaderin qui maniaient l’épée dans la plaine, en contrebas. Alertée par le cri d’une camarade, Kaderin s’était précipitée, avait dévalé en trébuchant la colline jonchée de corps, vivants ou morts. À l’instant même où elle rejoignait ses sœurs, il avait frappé.
Rika, la plus petite des triplées, surprise par l’arrivée paniquée de Kaderin, avait perdu la vie. Le vampire souriait quand elle était tombée à genoux.
Il s’était débarrassé des deux Valkyries avec une efficacité brutale que la Sans-Cœur imitait depuis lors. Elle aurait aimé dire qu’elle avait commencé par s’exercer sur lui, mais en réalité elle l’avait laissé vivre un certain temps. Alors, pourquoi répéter la même erreur ? Non, pas question. Elle n’oublierait pas une leçon payée aussi cher.
Plus tôt j’en aurai fini avec lui, plus tôt je pourrai commencer les préparatifs de la Quête.
Elle se raidit, le dos très droit, décidée à agir. Tout est dans le mouvement. Elle voyait le balancement de son bras, l’angle d’attaque qui permettrait à la tête de l’adversaire de ne pas tomber avant le basculement du corps. Ce serait plus propre, ce qui avait son importance. Elle n’avait emporté qu’une petite valise.